04 , 05 , 06 nov. 2022

Forum des images, à Paris

Nous avons débattu jusqu’au bout, défendu nos coups de cœur avec passion, nous sommes laissés surprendre par la sensibilité et le regard des autres membres du jury. Ensemble, enfin nous avons choisi les Étoiles.

Cécile Allegra

CECILE ALLEGRA
photo Benjamin Geminel / Hans Lucas.

Elle était là, bien installée depuis 1949 sur nos feuilles d’impôts, cette petite ligne. Un peu plus d’une centaine d’euros pour faire respirer l’audiovisuel public, permettre aux premiers films d’éclore, aux auteurs de s’exprimer, nourrir notre curiosité et faire briller le meilleur de la production française dans les festivals internationaux. Plus simplement, la redevance permettait de fournir 3 des 3,7 milliards de budget de l’audiovisuel public… Sans elle, quel sera notre futur à nous, réalisatrices, réalisateurs de télévision et de documentaires de création ? Si l’audiovisuel public devient privé, comment résisterons-nous aux formats, aux quotas, aux diktats de l’audience ? En prenant place au sein du jury à l’invitation de Rémi Lainé et Gilles Cayatte, je n’ai pu m’empêcher de penser avec inquiétude que, sans la redevance, certains films que je m’apprêtais à découvrir n’auraient jamais vu le jour.

Notre jury devait donc distinguer 30 Étoiles et décerner 2 grands prix dans une liste de 60 films présélectionnés. Huit semaines durant, nous avons visionné, discuté, changé d’avis, tergiversé et parfois questionné : certains films remarquables et remarqués dans de grands festivals ne figuraient pas à notre grand regret dans la présélection. C’est le lot des jurys et le nôtre n’a pas échappé à la règle. Nous avons débattu jusqu’au bout, défendu nos coups de cœur avec passion, nous sommes laissés surprendre par la sensibilité et le regard des autres membres du jury. Ensemble, enfin nous avons choisi les Étoiles : l’image donne une idée assez précise de la délicatesse de la tâche ! Une chose est sûre : le simple fait de pouvoir débattre avec tant de vivacité est la preuve que le documentaire est un art essentiel, indispensable autant à la réflexion qu’aux pupilles.

Parmi les 60 œuvres, nous avons eu des formats et écritures variées, des voix d’auteurs originales et quelques œuvres lumineuses à côté desquelles – faute de visibilité suffisante – nous serions très certainement passés si nous n’avions pas eu la chance de les voir en présélection. Filmer le monde est à la portée de chacun, internet nous le prouve chaque jour. Mais filmer le rapport singulier que nous avons avec le monde est un tout autre enjeu, un enjeu qui a besoin d’espace, de soutien, de temps : par essence, un auteur est dérangeant, puisqu’il choisit non seulement la matière de son film, mais aussi son traitement, donc son contenu. Ses partis pris sont difficiles à contrôler. Le regard d’un auteur nous bouscule dans nos certitudes. Alors, quand on a la chance d’en rencontrer un, les films s’imposent.

Parmi ceux que nous avons distingués, je pense par exemple à Nous la mangerons, c’est la moindre des choses, qui raconte l’attachement viscéral d’une éleveuse à ses brebis partant à l’abattoir. Une première oeuvre à la beauté brute qui nous fait ressentir la douleur de la mise à mort d’un animal. Je pense aussi au Dormeur éveillé, dont les partis pris foisonnants plongent le spectateur dans une expérience immersive jubilatoire autour de l’insomnie. Je pense enfin au douloureux Silent Voice, grand film d’auteur qui parvient à révéler la violence du trauma d’un réfugié dans un dispositif aussi sobre qu’envoûtant. Dans un monde de plus en plus tributaire de la (re)présentation de la réalité, le documentaire reste une arme de questionnement massive… mais aussi l’un des arts les plus aptes à poétiser, envers et contre tout, ce réel qui sans cesse nous échappe.

Cécile Allegra,
Avec Auberi Edler, François-Xavier Destors, Jean Crépu, Jérôme Lambert

Jury Festival Vrai de Vrai 2022
photo Benjamin Geminel / Hans Lucas.